“Nous sommes à une étape où l’humain doit traverser une transformation majeure.”

Industrie 4.0, Industrie du Futur, Smart Manufacturing, quelle que soit la dénomination, la transformation digitale est un sujet d’actualité pour les industriels. Julie Fraser, experte de l’excellence opérationnelle et de la mise en oeuvre des progiciels de pilotage d’atelier, partage sa vision.

Interview

Depuis 30 ans, Julie Fraser se passionne pour les systèmes industriels. Elle est Présidente Fondatrice de la société Iyno Advisors Inc.

Julie est une experte reconnue en Amérique du Nord des systèmes MES (Manufacturing Execution System).

Elle est membre active de la MESA Internationale depuis près de 25 ans et dirige la recherche et anime la communauté de la MESA dans le domaine du Smart Manufacturing.

La vision d’Helium Information Management est « Mettre l’humain au cœur de l’industrie grâce au Smart Manufacturing », pensez-vous que les industriels y sont sensibles ?

Je pense que les personnes qui travaillent actuellement dans l’industrie sont heureuses à l’idée d’y conserver un rôle. Car comme vous le savez, pendant des années, de nombreux projets d’automatisation étaient fondés sur des réductions d’effectifs. Donc, souvent lorsqu’on parle de nouvelles technologies, les personnes sont effrayées.

En réalité, la plupart des sites de production vont devoir renforcer les compétences de leurs équipes. Ils ne les laisseront pas partir, ils vont renforcer leurs savoirs. Il sera nécessaire d’aller au-delà du rôle traditionnel de l’opérateur : faire la même tâche encore et encore. Demain, ces tâches seront effectuées par les automates et les opérateurs auront un rôle de supervision.

Concrètement, chaque industrie est différente. Dans le secteur pharmaceutique, par exemple, le chemin pour se séparer du papier est encore long – aussi longtemps qu’il y aura du papier, il y aura des hommes ! Il y a également des ateliers de machines CNC où les opérateurs qualifiés sont essentiels – là, les qualifications augmenteront. Dans les cas des produits plus simples, les lignes seront de plus en plus automatisées, c’est certain. Dans ce cas le rôle de l’humain devient stratégique. Les opérateurs auront une vision et une compréhension plus larges du processus complet que par le passé et là encore l’acquisition de nouvelles compétences sera nécessaire.

“La plupart des sites de production vont devoir renforcer les compétences de leurs équipes.”

Mais ce qui est réellement fascinant de mon point de vue, c’est que de nombreuses entreprises n’essaient pas seulement d’automatiser, elles cherchent une nouvelle manière de faire du business. Dans ce contexte, un nouveau groupe de personnes est nécessaire qui ne sont pas seulement centrées sur l’ingénierie opérationnelle mais ont une capacité de pensée innovante : « think outside the box ». Traditionnellement les progrès dans l’industrie se font par de petites améliorations incrémentales – dans une approche Kaizen. Si celles-ci restent toujours pertinentes, un autre niveau devient nécessaire : celui d’une réflexion stratégique spectaculaire et radicale. Chacun de nous a déjà rencontré ce type d’innovateur, ces personnes qui marchent dans un atelier et disent : « Nous pourrions faire cela d’une manière complètement différente. Pas seulement la production, nous pourrions élaborer notre supply chain différemment, nous pourrions prévoir la valeur de ce que nous livrons différemment, nous pourrions parler avec nos clients différemment ». Tous ces aspects ont émergé progressivement au fil des années, mais je pense que nous sommes à une étape où l’humain doit traverser une transformation majeure.

Comment pouvons-nous franchir cette étape ?

Par l’éducation, non pas l’éducation traditionnelle, l’éducation dans la manière de penser. La bonne nouvelle est que les jeunes générations dans la plupart des cas sont mieux formées à cela, et ils sont « digital natives » !

Une part du défi que je perçois actuellement affecte ma génération, l’ancienne génération. Cette génération attend du respect des plus jeunes, or aujourd’hui le respect entre les personnes devrait être réciproque quelle que soit l’âge ou la séniorité. Pour que cette vision se réalise, nous avons besoin de ces jeunes qui ne voient pas le monde digital comme quelque chose d’étrange et terrifiant mais simplement comme « pourquoi ne pas le faire comme ça ? ». Nous devons intégrer ce questionnement à l’entreprise et à notre vision. Aujourd’hui, quand des personnes arrivent enthousiastes avec une vision, elles sont trop souvent entravées par l’infrastructure (infrastructure informatique et des équipements) et très souvent par le management : la compréhension du management de ce qui est possible et des investissements nécessaires. Dans beaucoup d’entreprises, il reste plus facile d’investir dans une nouvelle machine que d’acheter un logiciel pour faire marcher les machines déjà acquises plus efficacement. C’est une manière de penser dans beaucoup d’entreprises et je pense que cela changera avec le temps mais là encore grâce à l’impulsion des plus jeunes. Il y a beaucoup à faire mais je suis très optimiste.

Vous parlez de logiciel pour améliorer l’efficacité des équipements. Plus spécifiquement, qu’est-ce qu’une solution MES apporte aux personnes qui l’utilisent ?

Le MES a toujours été un guide de ce qui doit être fait, il fournit l’information nécessaire et dans beaucoup de cas s’assure que les choses soient faites comme elles devraient. Habituellement, dans un premier temps, le système fait peur. Même si cela évolue car aujourd’hui la plupart des gens ont un smartphone ou au minimum un téléphone mobile – même les plus anciens. Il reste malgré tout des craintes comme : « le système va-t-il me surveiller ? ». Et d’une certaine manière c’est réel. Mais la plupart des personnes que je connais qui travaillent dans l’industrie sont très fières : ils veulent faire du bon travail, souhaitent la réussite de leurs entreprises et de leurs usines. Le logiciel leur permet alors d’avoir une vision plus large, de l’ensemble de l’atelier et les rend plus autonomes

Les “personnes [..] qui travaillent dans l’industrie sont très fières” de leur travail.

Et cela peut être surprenant dès qu’ils commencent à utiliser le système, ils demandent plus de fonctions ! C’est comme : « oh, maintenant je peux mieux faire ça et je pourrais… ». Ils commencent à penser à la prochaine amélioration et à la suivante. Et les améliorations s’accélèrent, souvent à une plus grande échelle grâce à la vue d’ensemble. Quand vous rencontrez des personnes qui ont vécu cette transition, vous n’oubliez pas ces conversations – cela les rend tellement fières.

Quelles sont les clés de succès de cette transition ?

J’ai déjà évoqué l’une d’elle : l’éducation. Une chose est sûre, tout le monde doit avoir une compréhension commune, connaître et partager la même vision du projet. C’est un exercice très difficile, il faut dépasser les peurs et les a priori de chaque personne. Les projets les plus réussis que j’ai vus incluaient l’équipe projet mais aussi les opérateurs, les personnes de la maintenance, les planificateurs et les superviseurs, bien sûr, ainsi que d’autres personnes de l’entreprise également impactées. Cet aspect est souvent oublié, les projets ont tendance à être confinés aux opérations de l’usine alors que les impacts sont profonds dans toute l’entreprise.

Un autre point important est d’avoir une approche très structurée. Beaucoup commencent avec le modèle ISA95 car il donne un cadre conceptuel des flux de données. Il est également important d’avoir un cadre structuré aussi bien pour le modèle que pour la gestion de projet. Le MES peut faire tellement de choses ! Il est vraiment très important de commencer par « c’est la phase 1, nous devons faire suffisamment de choses pour recueillir des bénéfices, obtenir un ROI et pouvoir ensuite aller plus loin. » De ce point de vue, respecter le périmètre défini à chaque étape est essentiel. Mais il est peut-être plus important encore de faire le planning global du projet et à la fin de chaque phase pouvoir dire « nous avons fait cela, et cela apporte tel bénéfice à l’entreprise » – le faire à chaque phase encore et encore.

Un point fondamental que j’ai constaté tellement souvent est la mobilisation des ressources humaines adéquates. La plupart des entreprises font une meilleure évaluation des besoins budgétaires que des besoins en ressources humaines. Ces projets ont besoin des meilleurs. Cependant il est fréquent que cela ne soit pas le cas car tout le monde veut les meilleurs ! Cela doit réellement être une décision stratégique de décider que telle personne doit faire partie de cette équipe, qu’un certain nombre de personnes seront affectées à temps plein, d’autres à temps partiel sur le projet. Mais si l’équipe principale n’est pas dédiée au projet cela peut réellement être un désastre. Il y a tellement d’interdépendances, d’interconnexions, l’équipe doit être inter disciplinaire et composée des meilleurs.

Les clés de la réussite d’un projet MES :

  • Un engagement porté par l’organisation
  • Une équipe inter-disciplinaire composée des meilleurs
  • Une vision partagée
  • La formation
  • Une approche très structurée par phases
  • Des consultants expérimentés

Comment définissez-vous les « meilleurs » ?

Ce sont les personnes les plus influentes et qui seront écoutées. Elles doivent savoir vendre le projet à toute l’entreprise. Mais un mix est aussi nécessaire, au moins deux doivent porter la vision et comprendre l’entreprise et, il faut aussi des personnes qui comprennent les technologies, leurs évolutions et qui seront capables d’intégrer les dernières innovations au fur et à mesure de ces projets qui durent longtemps.

Une autre qualité nécessaire aux membres de l’équipe est d’être à la fois capable de soutenir ce en quoi ils croient et d’écouter ce que les autres pensent. Ce ne sont donc pas forcément ceux qui sont identifiés comme des bons ‘team players’. Vous ne pouvez pas vous permettre trop de suiveurs, vous avez besoin de personnes qui diront : « non, c’est comme ça ! » Toutes les problématiques importantes doivent être mises sur la table, pour cela il faut des personnes confiantes dans leurs connaissances et qui vont l’exprimer tout en ayant suffisamment d’ouverture d’esprit pour mesurer comment leur point de vue correspond ou, au contraire, est en conflit avec les autres points de vue. Et, vous savez, il y a souvent des conversations difficiles car tous n’auront pas tout ce dont ils ont besoin et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de déterminer les phases du projet. A la fin du projet peut-être que chacun aura ce qu’il souhaitait ou peut-être pas ! Mais le chemin est ponctué de points de décision et il est rare d’obtenir le consensus !

Peut-on les qualifier de « Team players who can raise the bar » ?

Oui, c’est une bonne façon de présenter les choses ! Tous les membres de l’équipe n’ont pas à avoir de grandes compétences interpersonnelles mais il en faut suffisamment et le ou les leaders ont hautement besoin de ces compétences.

Quelle est, selon vous, la première étape d’un projet MES ?

Une personne ayant la capacité de mobiliser les ressources humaines et financières doit lancer le projet : « Nous allons faire ce projet MES ! Et je sélectionne plusieurs d’entre vous parmi les meilleurs, avec des points de vue différents, pour le démarrer. »

Créer “l’engagement commun et l’équipe constituée des meilleurs.”

Ensuite les entreprises vont travailler de manières différentes mais cette annonce crée l’engagement commun et l’équipe constituée des meilleurs comme point de départ.

La formation, le plus tôt possible, facilite énormément la suite du projet. Très souvent les personnes qui assistent au programme de formation disent : “si je l’avais fait deux ans plus tôt ! “.

Donc, il faut de la formation, et sincèrement, les consultants ont également un rôle essentiel. Je pense réellement que les projets les plus réussis que j’ai connus étaient fondés sur la formation et menés par des consultants expérimentés. Si vous n’avez pas des expériences variées du MES alors vous allez rester figés et penser que le seul projet que vous avez vu est la manière de faire. Mais il y a de nombreuses manières de conduire ces projets et chaque entreprise est différente, culturellement différente. L’approche doit correspondre à la culture de l’entreprise : où en sont-ils techniquement, quelles expériences ont-ils déjà vécues ? Mais aussi quelle sensibilité au risque, aux coûts ont-ils ? Comment mesurent-ils le progrès ? Quel est le degré de patience du management pour voir les premiers résultats ?

En résumé, il faut des personnes qui comprennent en profondeur l’entreprise et des consultants qui ont vu des nombreuses mises en œuvre de MES pour être capables de guider l’entreprise tout au long du processus.